Quand Voilabébé doit dormir

Quand Voilabébé doit dormir… Il ne dort pas. C’est là une règle intangible que rien ne vient perturber. Quand Voilabébé doit dormir pourrait signifier plein de choses : manger, bailler, dormir (et pourquoi pas). Mais non : c’est un moment où Voilabébé ne dort pas, jamais.

Et les Voilaparents de prendre Voilabébé dans les bras. La bouille toute ronde, très chevelu, les yeux ronds comme des billes et la bouche entrouverte, Voilabébé voit en l’épaule d’un Voilaparent une fenêtre sur le monde. Le torse écrasé sur l’épaule, la tête redressée, Voilabébé ferait alors entrer tout le mobilier de la maison en ses yeux si les meubles bougeaient (et si ses yeux étaient plus grands). Voilabébé agrippe du regard et n’accroche rien. Les yeux sautillent de la commode au tableau électrique, d’une couleur à l’autre. C’est foutu, Voilabébé ne s’endormira jamais.

Mais Voilabébé doit dormir. Et les Voilaparents disposent d’une panoplie d’armes à disposition et comptent alors bien en avoir l’usage. Au rez-de-chaussée, toutes les pièces communiquent entre elles autour de l’axe central, l’escalier. Le circuit est tout tracé. Aucun obstacle, à pied, ni en poussette, il suffit de faire ses tours comme tout bon pilote de rallye. Et de parler aussi, de chanter même, n’importe, tant qu’on ne laisse pas plus d’une respiration entre deux mots prononcés. C’est ça une berceuse, du sport de haut niveau. D’autant plus que les Voilaparents bercent régulièrement en voiture et de nuit, l’arme ultime.

Et vient l’instant où Voilabébé relâche enfin la garde. Les muscles se détendent, les mains s’ouvrent, la tête flotte légèrement, les yeux sont mi-clos et les joues molles. Et là, c’est rude. On doit passer cette étape si on veut arriver enfin au pays des rêves. Mais c’est rude, il est trop mignon, on veut craquer, lui faire des papouilles dans le cou, glisser son index entre ses petits doigts et dire « bonjour monsieur », appuyer sur son petit nez parce que ça le fait rigoler. Pas question ! Voilabébé doit dormir. On marche sur un fil, on distingue la ligne d’arrivée, la terre promise, mais ne surtout rien précipiter, continuer à marcher, à parler, à chanter, à rouler. Une chose est sûre, quand Voilabébé doit dormir, les parents ne dorment pas non plus.

Mel Gibson, ce père de famille

On tambourine à la porte. Trois semaines que nous vivons en autarcie, à pas feutrés, que toutes les visites sont programmées. Il est minuit et on tambourine à la porte. J’approche de la porte d’entrée, lève les yeux et croise le regard interrogateur de Voilamaman, postée en haut de l’escalier, Voilabébé dans les bras. Je sais que c’est à moi d’y aller.

La porte ouverte, la femme blonde qui se présente devant moi baragouine à tel point que je ne comprends qu’une seule chose : toi, tu as été bercée un peu trop près de la bouteille. Dans la peine, j’entends qu’elle est l’une de mes voisines. Jamais vue. Et elle souhaite que je vienne l’aider à configurer la manette de sa console de jeux vidéo. Soit. Le personnage est saoul, imposant, la demande est confuse, et Mel Gibson ne devait pas être moins angoissé au moment de quitter la tanière familiale pour combattre le roi d’Angleterre, cet oppresseur.

Ma voisine habite une pièce unique, minuscule. Un taudis. On finit par trouver la fonction « Langues », on discute et on sympathise. La tension redescend peu à peu.

Jusqu’au moment où elle devient à nouveau fébrile, parle dans un hoquet irrépressible et tourne autour de la table, de plus en plus rapidement. « Je suis lieutenante de gendarmerie, tu sais, lieutenante de gendarmerie. Tu me crois, tu me crois ? » Oui, je veux bien te croire. Et rentrer me coucher aussi. « Je suis lieutenante de gendarmerie et j’ai une arme ». Et la voisine, gendarme ou pas gendarme, de sortir une arme, un pistolet, pas très grand, mais un pistolet quand même. En une seconde, l’ambiance change et tout devient moins rigolo. J’étais bien content d’avoir réussi à trouver la fonction « Langues » et ne comptais surtout pas m’éterniser ici. Encore fallait-il réussir à prendre congé sans crisper la gendarmette. Ca ne s’est pas trop mal passé.

Tout seul, j’aurais tenté de me rassurer : « elle la tient comme un jouet, c’est sûrement une fausse », « pourquoi un gendarme sortirait aussi facilement son arme de service ? », « je lui ai rendu service, elle n’a pas de raison de m’en vouloir », etc. Mais je ne suis pas seul, je suis père de famille. Et un père de famille, ça ne  laisse rien passer. Je ferai tout. Je me renseignerai, saurai si ce type d’armes existe vraiment, ce qu’est vraiment une lieutenante de gendarmerie, qui a le droit de porter une arme et qui n’a pas le droit et ainsi de suite. Et le soir, je ferme les volets.

Je n’ai pas son courage – même pas 1 % – mais désormais, je comprends l’acharnement de Mel Gibson.